La carrière de Jean Ferrat (1930 – 2010) s’est construite autour de trois pôles distincts, dans lesquels il piochait selon l’humeur, et qui sont particulièrement bien mis en valeur dans cette rétrospective de ses années Decca et Barclay. Ferrat, pour le grand public, c’est d’abord le témoin parfois béat des beautés qu’offrent la vie (C’est beau la vie) et les paysages de son pays natal (La Montagne). Un romantisme fleur bleue, accompagné de musiques lyriques de son cru, et qu’il a si bien décliné dans cet éloge de la douceur de vivre intitulé Ce qu’on est bien mon amour, ainsi que dans son unique duo avec sa première épouse, Christine Sèvres (La Matinée). À l’occasion, il prend un recul amusé sur cet état d’esprit, comme dans ce sommet d’autodérision qui a pour titre L’Idole à papa. Dans ce tango volontairement poussiéreux, il se demande s’il ne serait pas finalement le « nouveau Tino Rossi », allant jusqu’à imiter dans les refrains la voix doucereuse du célèbre chanteur pour dames.
Jean Ferrat ne manque pas d’humour non plus lorsqu’il porte la casquette de l’interprète engagé, en particulier dans les satiriques Alléluia (rock gentiment blasphématoire faisant le portrait de bigots alcooliques) et Pauvres Petits C…, chanson de 1967 dans laquelle il pourfend la jeunesse dorée qui s’improvise révolutionnaire. À noter qu’à l’image de ce petit bijou musical de pop baroque, la plupart des chansons présentées dans cette compilation fleuve sont arrangées par le premier collaborateur de Serge Gainsbourg, le talentueux Alain Goraguer. Mine de rien, Ferrat dessine au fil de ses chansons une sociologie assez précise de « sa France » (pour reprendre le titre d’un de ses plus grands tubes), à travers des portraits souvent tendres de personnages ou de métiers particuliers (la prostituée au grand cœur d'Horizontalement ou la prolétaire modeste de Ma Môme). Ses préoccupations sociales et politiques s’illustrent aussi à travers un esprit de fraternité sans faille faisant de lui une sorte de cousin éloigné du cinéaste Yves Robert – également moustachu et de gauche (La Fête aux copains, Camarade, ou encore la merveilleuse Berceuse). Dans un autre genre, on citera également Nuit et brouillard, hommage émouvant aux déportés de la Seconde Guerre mondiale, et en particulier à son propre père Mnacha Tenenbaum, mort en 1942 à Auschwitz.
Jean Ferrat, c’est enfin la poésie. Et il a la particularité de vénérer à la fois les textes et les auteurs : À Brassens, Federico Garcia Lorca, Si je mourais là-bas (sur un poème de Guillaume Apollinaire). Le répertoire de Ferrat comprend beaucoup de noms prestigieux, mais c’est surtout Louis Aragon qui est mis à l’honneur dans son œuvre, notamment dans le disque Ferrat chante Aragon en 1971. Même si elle ne fait pas partie de cet album, Aimer à perdre la raison a bien entendu une place de choix dans la présente rétrospective. Il s’agit probablement d’un des textes les plus connus du poète, une popularité due entre autres à la ferveur d’un interprète dont le lyrisme, mais aussi les combats politiques et sociaux, paraissent intemporels. © Nicolas Magenham/Qobuz